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Intervention de Jean Dionis du Séjour

Réunion du 23 novembre 2011 à 21h45
Rémunération pour la copie privée — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean Dionis du Séjour :

Je commencerai par une petite diversion sur le thème de la copie. Dans son étude de 1935, L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin développe le thème de l'aura introduit dans son essai de 1931, Petite histoire de la photographie, pour caractériser la spécificité de l'oeuvre : l'oeuvre est unique, liée à un lieu déterminé et s'inscrit dans l'histoire.

« L'aura » d'une oeuvre est « l'unique apparition d'un lointain, quelle que soit sa proximité », nous dit Benjamin : par quel mystère quelque chose peut-il être à la fois proche et lointain ? N'est-ce pas une contradiction ? Walter Benjamin infirme cette idée. Prenons l'exemple du portrait ou de la peinture. Le tableau est toujours unique, et unique apparition d'un lointain, par opposition à la photographie, qui est reproductible : il suffit de faire un autre tirage, dit Walter Benjamin. Cette reproductibilité est accentuée pour le cinéma, qui est par essence reproductible.

La conséquence de la reproductibilité technique, c'est une perte de l'aura : la copie acquiert une autonomie vis-à-vis de l'original, et l'oeuvre est placée dans de nouveaux contextes. La copie va vers l'observateur, elle devient accessible dans des situations nouvelles et elle s'abstrait de tout contexte historique et spatial. C'est ainsi, nous dit Benjamin – en 1936 ! –, que l'oeuvre reproductible devient un objet commercial à diffuser en masse. Benjamin, visionnaire, ne le regrette pas.

Soixante-dix ans plus tard, la révolution numérique rend possible la dématérialisation de l'oeuvre devenue objet commercial ; elle rend possible la copie à l'infini pour un coût marginal quasi nul, elle donne aux oeuvres une fluidité qui déborde les canaux existants et apporte une nouvelle dimension à leur diffusion et à leur commercialisation.

Soixante-dix ans plus tard, la révolution numérique bouleverse le concept même de propriété d'une oeuvre ; les derniers chiffres de l'économie de la culture démontrent que l'usage en flux se substitue de plus en plus à celui du support physique. Écoutez ces chiffres : pour la vidéo, pour la première fois, en 2011, la montée en puissance de la video on demand permet de compenser le recul du marché de la vente de DVD. On parle bien ici d'économie marchande. Pour la musique, les plates-formes numériques ont permis une compensation croissante des pertes subies par le support CD. Sur les six premiers mois de 2011, le taux de substitution a dépassé les 40 % par rapport à 2010.

Les services en flux – Deezer, Spotify, et les autres – représentent de très loin le segment le plus dynamique du marché, notamment par les accords conclus avec les fournisseurs d'accès à internet ; leur chiffre d'affaires a plus que doublé au premier semestre 2011.

Ainsi, après une phase de destruction de valeur qui a caractérisé la décennie 2000, nous pouvons être optimistes quant à la capacité de l'écosystème numérique à faire émerger de nouveaux modèles marchands vertueux.

Et pourtant, aujourd'hui, soixante-dix ans après l'article célèbre de Walter Benjamin, nous sommes dans cet hémicycle pour reprendre une fois encore le débat sur le financement de la culture à l'heure du numérique, avec un projet de loi portant sur la rémunération pour copie privée. Comment en est-on arrivé là ?

Commençons par quelques éléments de contexte. Ce projet de loi vise à tirer les conséquences de plusieurs décisions récentes du Conseil d'État sur le mécanisme de rémunération pour copie privée.

Si la loi de 1957 a réservé à l'auteur d'une oeuvre le droit d'en autoriser la reproduction, plusieurs exceptions ont été introduites. Or, la révolution numérique a bouleversé l'équilibre entre les intérêts des titulaires de droits et ceux des consommateurs.

La loi Lang de 1985 a instauré une rémunération pour copie privée, visant à compenser financièrement le préjudice subi par les auteurs et les titulaires de droits voisins. Ce prélèvement n'est pas une taxe : le Conseil d'État a jugé, dans une décision Simavelec du 11 juillet 2008, qu'il s'agissait d'une modalité particulière d'exploitation des droits d'auteur. La rémunération est la contrepartie de l'exploitation d'une oeuvre réalisée sans autorisation préalable de l'auteur ou du titulaire des droits.

Nous devons également rappeler que la répartition de la rémunération entre les différentes catégories d'ayants droit est opérée après un prélèvement de 25 % sur la recette brute, destiné à des actions d'aide à la création. Cette ressource, dont le montant s'élevait en 2010 à environ 47 millions d'euros, pour un montant total de la rémunération pour copie privée de 189 millions d'euros, représente une part non négligeable du financement de la création française.

À l'occasion de recours engagés à l'encontre de certaines décisions de la commission de la copie privée, le Conseil d'État est venu apporter des précisions importantes concernant le champ d'application de la rémunération pour copie privée. D'abord, celle-ci ne peut servir à compenser que les « copies réalisées à partir d'une source acquise licitement ». Ensuite, les supports acquis dont les conditions d'utilisation ne permettent pas de présumer un usage de ces matériels à des fins de copie privée, c'est-à-dire notamment les supports acquis à des fins professionnelles, doivent être exclus du champ de la rémunération pour copie privée.

Dans ce contexte, nous vous sommes sincèrement reconnaissants, monsieur le ministre, de la modestie avec laquelle vous avez présenté ce projet de loi. Vous avez d'ailleurs repris le mot « rustine » employé par notre collègue Lionel Tardy pour qualifier ce texte, et vous avez parlé d'un mécanisme d'urgence destiné à sauver le système actuel de rémunération pour copie privée. C'est, je crois, une bonne façon d'aborder ce sujet. Vous avez également appelé de vos voeux une remise à plat de ce système, qu'il faut dépoussiérer.

Je veux aussi, dans ce contexte difficile, et très particulier, saluer la compétence de notre rapporteure, qui a démontré sa connaissance fine de ce sujet malgré le peu de temps dont elle disposait pour en maîtriser toutes les composantes.

À l'instar de M. le ministre et de Mme la rapporteure, nous avons collectivement un devoir d'humilité dans l'exercice qui nous est demandé ce soir. L'expérience nous incite à la modestie dans le processus législatif : Patrick Bloche a rappelé le parcours chaotique de la HADOPI.

Monsieur le ministre, nous voulons sincèrement vous aider. Mais nous devons formuler quelques critiques de fond sur un système anachronique. Oui, le système de la rémunération pour copie privée, instauré en 1985, est périmé, à bout de souffle. Que devient, ainsi, l'usage « au sein du cercle de famille » à l'époque des réseaux sociaux ?

Il faut aussi insister sur le faible rendement du système français. Nous avons cherché à reconstituer l'utilisation des 189 millions d'euros prélevés : même en intégrant les 47 millions d'euros qui correspondent aux 25 % réservés à l'aide à la création, après prélèvement par les sociétés de répartition, à peine 100 millions d'euros vont aux ayants droit. Oui, la pompe de la copie privée a un rendement modeste.

Les revenus collectés sont pourtant quatre fois supérieurs à la moyenne européenne. Est-ce normal ? La France est le premier pays européen pour les revenus issus de la rémunération pour copie privée : celle-ci représente par exemple 73 % du prix d'un DVD vierge.

Enfin, le système de gouvernance de la rémunération pour copie privée doit être réformé. Ses méthodes sont opaques ; le système tout entier est en lambeaux. La commission de la copie privée ne fonctionne pas : les industriels, qui en sont partie prenante, s'estiment marginalisés, et ont fait le choix de soumettre systématiquement à la justice les décisions de la commission. La vraie commission de la copie privée, c'est maintenant, de facto, le Conseil d'État.

Dans ces conditions, monsieur le ministre, votre approche, qui est estimable, d'un texte « rustine » est-elle la bonne ?

Si le texte demeure en l'état, nous craignons que la réponse ne soit négative. Cette loi sera portée par les industriels devant le Conseil constitutionnel, devant la Cour de justice de l'Union européenne. La pratique d'appel systématique à la justice pour contrer les décisions de la commission de la copie privée va se poursuivre.

Si quelques amendements de raison, notamment les amendements centristes, pouvaient être adoptés, alors peut-être un chemin pourrait-il être trouvé. C'est tout le bonheur que nous souhaitons à ce texte, monsieur le ministre.

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