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Intervention de Pascale Got

Réunion du 20 septembre 2011 à 14h00
Mission d'information relative à l'analyse des causes des accidents de la circulation et à la prévention routière

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPascale Got :

Messieurs les députés, votre mission est impossible et je vais tenter de vous expliquer pourquoi.

Depuis une quarantaine d'années, dans le cadre de mes fonctions, j'ai tenté d'articuler des expertises très différentes :

Premièrement, l'expertise des personnes. Chacun est à même d'exprimer des idées personnelles sur les accidents. Tout le monde conduit, tout le monde est conduit. Les Français se considèrent comme des spécialistes de l'accident. Certains même se rassemblent dans des associations. Et cela nous amène à entendre des discours souvent très différents : les uns très rationnels, les autres passionnels et bien éloignés de la réalité.

Deuxièmement, l'expertise scientifique, qui, selon moi, ne pose pas de problème particulier. Sans doute peut-on la perfectionner dans certains domaines mais, dans l'ensemble, elle fournit aux politiques tous les éléments dont ils ont besoin pour définir et appliquer des politiques de sécurité routière. Les succès obtenus en 1973-1974 et 2002-2003 en témoignent.

Troisièmement, l'expertise décisionnelle, qui me passionne, et que j'ai pratiquée à plusieurs reprises. Dans un tel cadre, les experts répondent aux décideurs en fonction de l'objectif qu'ils ont fixé.

Pour ma part, je m'intéresse à la sécurité routière depuis que les chercheurs de chez Renault sont venus me voir à Garches en octobre 1970. J'ai participé au Comité d'études sur l'alcoolisme et pratiqué un autre type d'expertise transversale sur des problèmes de sécurité sanitaire liés au sida, à l'alcool, à l'amiante ou au tabac. Je me suis alors rendu compte comme il pouvait être difficile d'accorder le désir profond des politiques de rendre service à la population en améliorant sa sécurité et certains intérêts économiques et sociaux. Vous en avez entendu un grand nombre s'exprimer.

Quatrièmement, l'expertise opérationnelle, où nous sommes les plus défaillants : une fois les évaluations effectuées par les universitaires et les décisions prises par les politiques, il faut mettre en oeuvre ces décisions. C'est là où le bât blesse : les politiques ne se donnent pas les moyens de réussir, alors qu'on connaît parfaitement les conditions de cette réussite.

Quelles sont ces conditions ? On peut se demander sur quels leviers il faut agir et ce qui, en matière de sécurité routière, a fait preuve de son efficacité. Tout dépend des niveaux d'intervention.

Au niveau des véhicules, notre intervention est limitée. En effet, toutes les normes obligatoires relatives aux véhicules sont actuellement fixées au niveau européen, et l'initiative nationale est faible.

La Commission européenne avait conclu à la nécessité d'installer un dispositif limitant la vitesse lors de la construction des véhicules. En effet, pourquoi laisser construire des véhicules qui roulent à 200 kmh si l'on doit ensuite prendre des textes limitant leur vitesse à 130 kmh sur autoroute ? Mais l'Allemagne s'oppose à toute décision de cette nature – pourtant recommandée dans le Livre blanc de sécurité routière, un des rapports auquel j'ai participé – tout comme elle s'oppose à la documentation du risque sur ses autoroutes.

Autre exemple : le WP 29 est une commission de l'ONU qui définit les normes en matière de sécurité routière. La France avait proposé une boîte noire, avec un limiteur de vitesse manuel : il s'agit d'un dispositif extrêmement simple qui enregistre en permanence la vitesse et qu'un policier ou un gendarme peut contrôler à tout moment en branchant un lecteur sur le véhicule concerné. Trois mois après avoir déposé le texte devant le WP 29, la France l'a retiré sous la pression de l'Allemagne ; nous n'avions pas voulu en faire un sujet de conflit avec notre voisin.

Au niveau des infrastructures, il est possible d'agir. Depuis longtemps, nous demandons une expertise indépendante de la sécurité des infrastructures mais, jusqu'à présent, nous n'avons pas pu l'obtenir.

C'est au niveau du dispositif de contrôle et de sanction que nous avons remporté des succès. À partir du moment où des décisions ont été adoptées concernant les vitesses, celui-ci s'est avéré rapidement efficace – à la différence de ce qui se passe avec les infrastructures, dont l'amélioration met plusieurs années à se traduire concrètement sur le terrain.

En 1972 et 1973, nos succès furent extraordinaires.

En mars, avril, mai, juin 1972, fut atteint le pic de 18 000 tués par an sur les routes. En juillet fut créé le Comité interministériel de sécurité routière initié par Michel Ternier. Ce dernier, depuis 1969, travaillait avec des ingénieurs et des techniciens pour tenter d'enrayer cette progression du nombre des tués, qui semblait inéluctable. Il leur fallut deux ou trois ans pour discuter et rationaliser des choix budgétaires portant sur les infrastructures, et s'apercevoir qu'il fallait prendre des décisions concernant les vitesses. À la suite de plusieurs essais peu concluants portant sur une partie du réseau, il fut décidé, en juillet 1972, de limiter la vitesse sur l'ensemble du réseau, à l'exclusion des autoroutes.

En octobre 1973, la guerre du Kippour, qui fit craindre une pénurie en pétrole, accéléra le processus Le délégué interministériel de l'époque, Christian Gérondeau, parvint à convaincre M. Messmer de limiter à 90 kmh la vitesse sur le réseau à voies non séparées, et à 120 kmh sur autoroute. Ce fut un vrai miracle : la mortalité fut divisée par plus de 2 !

Les constructeurs étant intervenus en mars 1974 auprès du Président de la République au motif qu'ils ne vendaient plus de voitures puissantes, la vitesse sur autoroute fut portée à 140 kmh sur autoroute, ce qui fit remonter la mortalité. En novembre, M. Gérondeau obtint que l'on redescende à 130 kmh la vitesse sur autoroute et, surtout, que l'on maintienne à 90 kmh la vitesse sur route. À partir de cette date, la mortalité routière baissa à nouveau rapidement, jusqu'à 15 000 tués. Il s'agit là d'un succès politique exceptionnel.

S'ensuivit une longue période de descente régulière du nombre des tués – jusqu'à 8 000. Cette descente fut favorisée par des dizaines, voire des centaines de petites décisions très ponctuelles. On doit malgré tout déplorer le peu d'impact des contrôles préventifs d'alcoolémie – dont le taux limite était alors de 0,80 gramme par litre – instaurés par la loi de 1978, et l'échec essuyé par le gouvernement de M. Jospin en matière de sécurité routière : M. Gayssot avait annoncé imprudemment que son objectif était de faire baisser la mortalité de 50 % en cinq ans ; or cette baisse ne fut que de 2,2 % !

M. Ternier reprit en main la commission d'évaluation du système de contrôle et de sanction. Cette commission, à laquelle j'ai participé, travailla pendant deux ans sur 5 000 procédures et arriva à la conclusion que la moitié des contraventions n'aboutissaient pas. Dans cette maison, mais aussi dans des commissariats ou des brigades, faire « sauter » les contraventions était devenu un moyen de rendre des services, de renvoyer l'ascenseur, de plaire. Il était difficile aux policiers ou aux gendarmes d'échapper aux demandes qui leur étaient faites, ainsi qu'à un système qui s'était instauré progressivement. Néanmoins, ce système s'arrêta en 2002 quand M. Jacques Chirac décida de faire de la sécurité routière une priorité – je rappellerai pour mémoire le discours du 14 juillet, la tenue des États généraux de la sécurité routière de septembre et l'élaboration d'un plan gouvernemental. Le jour même de la tenue du Comité interministériel, en décembre 2002, M. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'intérieur, signa une circulaire interdisant les indulgences. En un mois, la mortalité s'effondra de 30 % !

Toute une série de lois et de textes réglementaires furent alors pris : début février, loi sur la pénalisation de l'usage des stupéfiants ; fin mars, textes augmentant la perte de points pour l'usage du téléphone au volant ou pour le non respect du port de la ceinture de sécurité ; en juin, loi Perben.

L'amélioration de la situation s'explique non seulement par le fait que le Comité interministériel avait accepté les conclusions de la commission Ternier, mais aussi par l'installation de radars automatiques – véritable révolution inspirée par le succès des expériences, menées notamment en Angleterre et aux Pays-Bas, pour automatiser les contrôles de vitesse : l'installation de caméras numériques, la transmission d'images à distance et l'analyse de celles-ci permettant la mise au point d'un système centralisé extraordinairement efficace. Cela signait l'abandon par les gendarmes et les policiers des saisies manuelles des données, saisies qui induisaient, pour que les forces de l'ordre ne croulent pas sous la paperasserie, une tolérance d'une vitesse de 20 à 30 kmh supérieure à la vitesse autorisée

Le Conseil interministériel avait décidé de ne plus tolérer les faibles excès de vitesse. Chacun avait compris que pour être efficace, il ne fallait pas seulement désigner les chauffards commettant de grands excès de vitesse, mais faire en sorte que toute la population respecte les règles. C'était rejoindre les exigences de l'épidémiologie, laquelle implique de s'occuper non seulement des malades très exposés à une maladie, mais aussi des dizaines de milliers d'individus qui le sont moins – je pense notamment à tous ceux qui ont été exposés à l'amiante.

Le succès de 2002 s'explique donc par un retour à l'égalité devant la loi, dans la mesure où il n'était plus possible de faire sauter les contraventions – en particulier celles des notables ; par une faible tolérance sur les excès de vitesse ; par l'automatisation du système de contrôle, qui devient ainsi plus efficace. La chute de la mortalité s'est alors poursuivie jusqu'en 2006.

La stagnation actuelle est due, selon moi, à un manque de volonté politique de maintenir le système en l'état, et donc de le développer pour en conserver l'efficacité. Ce qui s'est passé avec les radars est significatif à cet égard : le rapport d'évaluation des radars automatiques de mars 2006 recommandait que l'on installe des radars dans le flux de circulation pour porter la dissuasion partout. Nous sommes en 2011, et ces radars ne sont toujours pas au point ! Dans le même temps, les avertisseurs de radars se sont développés, et la neutralisation du radar fixe est devenue opérationnelle, sans que le Gouvernement n'y fasse rien. Aujourd'hui, la situation est bloquée.

Le dernier épisode est celui de la LOPPSI 2. Le projet initial comportait des mesures favorables à la sécurité routière, mais un amendement a divisé par deux la valeur d'un point de permis. Maintenant, on peut en effet récupérer 4 points par an au lieu de 2 points. On ne peut que déplorer cette dévalorisation de la dissuasion par le permis à points, qui avait été un des éléments fondamentaux du succès de 2002.

Telle est l'expérience que je retire de ces quarante dernières années. Je tiens à préciser qu'en 2002, aucun chercheur en sécurité routière n'imaginait que la décision de M. Jacques Chirac aboutirait à un tel succès.

Il me faut maintenant aborder un problème important, lié à un déficit de communication.

Il y a des sujets dont on ne s'occupe pas. Par exemple, je n'ai jamais vu présenter de façon valorisante pour l'action gouvernementale les sommes qui ont été épargnées par les usagers à la suite des décisions de 2002 – notamment grâce à la diminution des tarifs d'assurance, lesquels vont repartir fortement à la hausse au début de l'année prochaine. De même, les services de l'État répugnent à dénoncer les manipulations ou les mensonges proférés en matière de sécurité routière. Quand je le fais, je me sens extrêmement seul.

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