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Intervention de Patrice Paoli

Réunion du 16 février 2011 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Patrice Paoli, directeur d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient du ministère des affaires étrangères et européennes :

Je me réjouis de cette initiative car nous devons manifester notre soutien à cette démocratie en gestation.

Pouvait-on prévoir les évènements ? Non. Nous connaissions les ingrédients de la situation en Tunisie, notamment le contexte économique : nous savions que les débouchés manquaient aux jeunes diplômés, qu'un écart de développement existait entre les côtes et l'intérieur du pays, enfin qu'une insatisfaction politique existait face à un régime qui était l'un des plus policiers de la région. Mais, précisément, avec un policier tous les dix mètres, nous ne pouvions imaginer que les éléments précités se cristalliseraient dans un tel mouvement de révolte. Nous avons affaire à un phénomène nouveau : le soulèvement n'est pas venu des forces hostiles au régime, il n'existait ni opposition islamiste ni opposition politique, le syndicat unique était aux ordres du gouvernement. Le mouvement, extrêmement rapide, a utilisé des moyens nouveaux : les sites officiels furent pris d'assaut par des internautes. Nous avons donc vu sauter le bouchon de champagne là où l'on estimait qu'il ne pouvait pas sauter, en raison du quadrillage du pays.

Le message est donc extraordinairement subversif : dans un pays où il n'existait aucune possibilité d'expression, aucun relais pour les mécontentements, aucun véritable syndicat - même si, depuis lors, l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) s'est divisée en deux - et aucun parti politique, une révolution cependant s'est produite. L'évènement peut se comparer avec la révolution iranienne de 1979.

La révolution tunisienne a, pour toile de fond, un certain nombre de phénomènes qu'il va nous falloir prendre en compte.

En premier lieu, l'augmentation du prix des produits de première nécessité, compte tenu de la pénurie générale de produits alimentaires. Devons-nous répondre à ce phénomène par des subventions ? Pourrons-nous procéder à des ajustements structurels ? Comment traiter politiquement les crises sociales ?

En second lieu, l'accélération de l'information, qui touche tous les pays dans le monde : Internet sert aujourd'hui d'instrument de mobilisation rapide d'acteurs qu'on ne connaissait pas et qu'on ne connaît pas encore très bien, comme on l'a vu au centre de la place Tahrir au Caire et dans l'avenue Bourguiba à Tunis : des personnes immatérielles qui, néanmoins, pèsent sur l'évènement sans induire de rapport de forces physique.

Contribuent au même phénomène les télévisions par satellite. Al Jazeera, chaîne militante, n'a cessé de mentir sur la réalité de la situation, aggravant les choses en diffusant des zooms, par exemple, sur la place Tahrir pour augmenter l'impression de masse, tandis que Al Arabiya, plus modérée, présentait une vision en grand angle montrant que la place n'était pas toujours pleine. On ne peut nier qu'il y ait eu manipulation.

Cette réalité nous contraint à reconsidérer notre propre politique audiovisuelle, notamment en direction du Maghreb.

« Effet de dominos » est une mauvaise expression : facile pour poser la question, elle ne permet pas d'y répondre. Nous nous trouvons plutôt en présence d'un « effet tâche d'huile » : la révolution tunisienne est déjà dans tous les esprits. Chacun a désormais conscience que le mur de la peur est tombé, qu'on peut s'exprimer et que, avec des moyens encore hier inenvisageables, voire inexistants, on peut changer les choses en se mobilisant.

Les mécanismes qui ont joué en Egypte sont différents de ceux qui ont joué en Tunisie. Des éléments économiques et politiques s'étant cependant conjugués, quels éléments permettraient de produire un résultat analogue dans d'autres pays ? Les structures n'étant pas partout similaires, les mêmes causes ne produisent pas nécessairement les mêmes effets. Les monarchies paraissent mieux armées car leur légitimité est, généralement, moins facile à remettre en cause que celle des républiques. Ainsi, dans le débat qui se déroule au Maroc, le régime n'est pas contesté en lui-même. En Jordanie, on note cependant quelques premières atteintes à la dignité de la monarchie mais à travers des attaques contre le comportement de la reine, épouse d'Abdallah II. Au royaume de Bahreïn, où l'activité politique est intense, le criant déficit de démocratie suscite le mécontentement des chiites qui, démographiquement majoritaires, restent minoritaires au Parlement. Car les peuples ne se mettent pas forcément en mouvement parce qu'ils ont faim ou pour des raisons économiques. Il nous faut donc appréhender leurs aspirations en sachant les doser.

Nous ne pouvons pas prévoir ce qu'il adviendra demain dans tel ou tel pays. Nous pouvons seulement dire quels sont les éléments d'analyse et identifier les moyens de résistance des gouvernements et des sociétés. Mais nous ignorons si des systèmes d'alerte sont plausibles.

Pour notre part, quelle politique mener ? La Tunisie a ouvert un débat que l'on croyait fermé : oui, il est possible de changer de régime. On l'a vu autrefois avec la révolution islamique en Iran, montrant à tous les musulmans du monde qu'on pouvait se débarrasser du syndrome Mossadegh, c'est-à-dire d'un régime imposé par des puissances étrangères, États-Unis et Grande-Bretagne. Les sunnites se sont donc posés la même question : pouvons-nous suivre le même chemin que les chiites et restaurer notre dignité ?

On ne peut considérer les révolutions tunisienne et égyptienne en dehors du contexte régional. Au Liban, la récente éviction de Saad Hariri et la mise en place d'un nouveau gouvernement, avec Najib Mikati, représente la victoire d'un camp. Elle paraît de nature à modifier l'équilibre trouvé à Doha en 2008, cette fois au profit du Hezbollah, de l'Iran et de la Syrie.

Ainsi, bien qu'indépendants l'un de l'autre, deux facteurs se conjuguent : ce qui est perçu comme une défaite des Occidentaux au Liban et la mise à l'écart de deux responsables politiques considérés comme leurs alliés, Ben Ali et Moubarak.

Quelle démocratie voulons-nous dans ces pays ? Sommes nous prêts à en jouer pleinement le jeu ? Le spectre de l'islamisme, souvent brandi par les journaux, tend à stopper net le débat. Or, les islamistes ne sont pour rien dans la révolution tunisienne, pas plus d'ailleurs que les autres partis. Doit-on alors faire confiance aux véritables acteurs de la révolution, les encourager et considérer qu'ils sont politiquement mûrs ? Les Tunisiens ne demandent pas qu'on leur procure un Bourguiba plus jeune et débarrassé du clan Trabelsi, pas plus que les Egyptiens ne veulent d'un Moubarak junior. Ils réclament l'instauration de la démocratie. Est-ce possible ? Peut-on intégrer les islamistes ? Doit-on se débarrasser du syndrome algérien de 1992, quand nous fûmes soulagés, peut-être lâchement, peut-être à juste titre, par l'annulation d'élections qui auraient amené une majorité islamiste au pouvoir ? C'était le syndrome turc, celui d'une armée qui défend les institutions. Entre temps, la Turquie a changé de politique. Elle fournit dorénavant l'exemple d'un pouvoir directement inspiré par les Frères musulmans, et pourtant capable de jouer le jeu de la démocratie. Nous devons donc nous mettre en état de parler avec l'ensemble des acteurs et, par exemple en Tunisie, de faire confiance à une société civile qui, déjà apparue au temps de Bourguiba, peut faire la preuve qu'il existe une autre alternative que celle de la dictature et de l'islamisme.

L'Europe veut-elle mener une politique de voisinage tournée vers le Sud, alors même que son balancier l'oriente aujourd'hui vers l'Est ? Le débat est important. Sans doute, et sans négliger bien sûr notre frontière orientale, faudra-t-il accorder une part substantielle de notre action à la zone méditerranéenne et proche-orientale.

Toutes ces idées sont actuellement en discussion au sein du ministère des Affaires étrangères.

Si la Tunisie et l'Egypte deviennent de véritables démocraties, nos interlocuteurs seront moins dociles. Longtemps, nous nous sommes abstenus de considérer la nature des régimes politiques, dès lors que nos intérêts politiques et économiques se trouvaient protégés. Demain, comme nous le vivons déjà avec la Turquie ou le Brésil, des démocraties nouvelles pourraient se montrer plus malcommodes, un peu comme des ennemis de classe potentiels. Il faut en prendre conscience.

Cela nous amène à considérer la position d'Israël, seule nation démocratique de la région et sans doute appelée à revoir sa stratégie pour tenir compte des évolutions à venir.

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