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Intervention de Denis Bauchard

Réunion du 16 février 2011 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Denis Bauchard, conseiller spécial pour l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient de l'Institut français des relations internationales :

Je m'exprime, bien sûr, à titre personnel. A partir du séisme qui semble se propager, depuis la Tunisie et l'Egypte, à l'ensemble de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient, je voudrais d'abord livrer quelques réflexions sur ces deux pays avant d'essayer de répondre à la question de savoir s'il existe, ou non, un effet de dominos.

On relève plusieurs ingrédients communs à la situation de ces deux pays. Un mélange détonnant a brutalement explosé. Il se composait du rejet d'un autocrate vieillissant chargé de tous les maux dont souffrait le pays, chômage, pauvreté, corruption ; de soulèvements spontanés ; d'une classe politique laminée dont il subsistait seulement quelques partis complaisants à l'égard du pouvoir en place ou bâtis autour d'une personnalité, seuls étant structurés les mouvements islamistes – Ennahda en Tunisie et les Frères musulmans en Egypte - ; enfin d'une jeunesse victime du sous-emploi ou cantonnée à des emplois sous-qualifiés alors qu'elle possède souvent des diplômes de l'enseignement supérieur.

Au cours d'un entretien, en juin dernier, avec le ministre de l'industrie tunisien, j'avais été frappé par son inquiétude devant ce phénomène : chaque année, 70 000 jeunes arrivent sur le marché du travail dont 30 000 ne trouvaient pas d'emploi et s'ajoutaient aux chômeurs des années précédentes.

Il faut aussi signaler l'influence des nouvelles technologies de la communication, qui représentent non seulement des moyens d'information en temps réel et hors du contrôle du gouvernement, mais aussi des moyens de mobiliser la population et d'organiser les manifestations.

On notera cependant des différentes importantes entre les deux pays. En Tunisie, le mécontentement de la population s'est focalisé sur le président Ben Ali, son clan familial et son régime, tandis qu'en Egypte, il s'est concentré sur la personne du président, sans remettre en cause le régime, sauf partiellement vers la fin de l'occupation de la place Tahrir.

Les mouvements islamistes sont également différents. En Egypte, les Frères musulmans constituent une organisation ancienne et bien structurée, disposant de relais importants, notamment de réseaux sociaux, de dispensaires, de systèmes d'aides quadrillant le territoire, ce qui n'est pas le cas d'Ennahda.

Enfin, l'armée ne joue pas du tout le même rôle. En Tunisie, il s'agit plutôt d'une gendarmerie, aux effectifs modestes, alors qu'en Egypte, elle est au coeur du pouvoir, disposant d'effectifs très importants – près de 500 000 hommes –, détenant tous les leviers politiques et les postes sensibles, la plupart des leviers administratifs – les deux tiers des gouverneurs sont d'origine militaire – ainsi qu'un certain nombre de leviers économiques, dans le secteur public et plus récemment dans le secteur privé.

Le déroulement des récents évènements a obéi à deux scénarii distincts. En Tunisie, celui d'un basculement brutal, intervenu en quarante-huit heures, encore mal expliqué, assorti d'une épuration et de la construction d'un nouveau régime, dans un contexte de troubles sociaux et politiques qui se poursuivent. Il en va tout différemment en Egypte : l'armée contrôle la situation. L'armée souhaitait que le président Hosni Moubarak puisse se maintenir jusqu'à la fin de son mandat, en septembre. Sous la pression de la population et, peut-être aussi des États-Unis, le scénario s'est accéléré. La Constitution a été suspendue. L'armée a pris officiellement le pouvoir, sous la forme d'un Conseil suprême des forces armées. Nous en sommes encore au stade des promesses, avec un calendrier encore incertain.

Dans les deux cas, spécialement en Egypte, la population s'inquiète du risque de confiscation de sa révolution.

Peut-on parler d'effet de dominos ? Le monde arabe compte 22 pays, avec des différences de situation considérables. De la Mauritanie au Qatar, en passant par le Soudan, les disparités sont immenses, en termes de régime politique, de liberté d'expression et de niveau de vie. L'écart de revenu par habitant est ainsi de l'ordre de 1 en Mauritanie à 40 au Qatar. De nombreux pays de cette zone sont déjà fragiles pour bien des raisons : certains servent de champ de bataille ou connaissent des crises plus profondes, tels que le Liban, l'Irak et les Territoires palestiniens. D'autres souffrent de graves problèmes de politique intérieure : ainsi de Bahreïn, où la majorité de la population est chiite alors que les dirigeants sont sunnites ; du Yémen, en proie à des risques de sécession, à une implantation du terrorisme par Al Qaïda et à la révolte de tribus contestant le pouvoir central ; de l'Algérie, où depuis 20 ans, et après une guerre civile, l'armée continue d'assurer le contrôle de la situation sans que les problèmes sociaux aient été résolus ; enfin du Maroc, qui mène activement des réformes économiques et , dans une moindre mesure, politiques.

Nous sommes face à une nouvelle donne. La double crise, tunisienne et égyptienne, a fait ressortir l'ampleur du problème de l'emploi des jeunes dans cette zone. La Banque mondiale évalue à 100 millions le nombre d'emplois qu'il faudrait créer d'ici à 2030. La jeunesse est imprégnée par la politique, avec une nouvelle génération à la fois plus éduquée et mondialisée, très à l'aise dans le maniement des outils numériques comme internet.

La politique américaine a retrouvé ce qu'on appelle « le syndrome du shah » : son soutien à certains régimes n'est pas indéfectible. C'est surtout vrai de l'Egypte : le président Obama a personnellement – ce qui est très étonnant- accompagné et commenté le mouvement. Il a envoyé sur place le chef d'état-major des armées ainsi que de hauts responsables du département d'État afin d'exercer des pressions sur les militaires égyptiens. Dans quelle mesure ces interventions ont-elles été efficaces ? La réponse doit être nuancée.

Nulle part, ou presque, dans le monde arabe, il n'existe d'opposition politique structurée. Seuls les mouvements islamistes sont organisés. Les Frères musulmans sont présents dans plusieurs pays : en Egypte, dans les Territoires palestiniens, en Syrie et, plus généralement, au Proche-Orient. En Irak, les mouvements islamistes sont également influents qu'il s'agisse des Sadristes ou du Conseil supérieur islamique.

Dans tous les pays arabes, l'armée et, plus spécialement, les services de renseignement, jouent un rôle essentiel. Toute solution à un problème politique passe par l'armée, soit qu'elle laisse faire les choses, soit qu'elle maintienne son propre pouvoir, comme ce sera probablement le cas en Egypte.

Mais partout s'organise aussi une société civile, avec un développement considérable des associations, dans les domaines caritatif, humanitaire et plus récemment politique. Les professions libérales – avocats, médecins – tiennent une place importante. Une classe moyenne se met en place, importante en Tunisie, moindre en Egypte, presque inexistante dans des pays comme le Yémen. Mais la tendance de fond existe.

Les récents événements auront des répercussions géopolitiques. Dans une région déjà caractérisée par de fortes turbulences, certains pays ont raison de s'inquiéter. Israël a signé des traités de paix avec deux de ses voisins mais, conclus entre États, ceux-ci ne bénéficient pas de l'appui des populations tant jordaniennes qu'égyptiennes, qui continuent de considérer l'État hébreu de façon hostile. Toute évolution dans le sens de la démocratisation risque de refléter cet état d'esprit.

Quels scenarii pour l'avenir ? Les prévisions sont difficiles dans des régions aussi instables que l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient. La seule certitude réside dans la poursuite de la pression exercée par les populations. Va-t-on assister à un printemps arabe généralisé, faisant tomber les autocrates les uns après les autres et installant des régimes démocratiques ? On peut en douter. La démocratie résulte d'un long apprentissage et comporte plusieurs éléments : des élections libres, un État de droit, des libertés fondamentales. Dans la plupart des pays considérés, nous sommes encore loin du compte.

Pourrait-on, à l'inverse, assister à un renforcement des autocrates qui, par le jeu de la carotte et du bâton, entre promesses et répression, se maintiendraient au pouvoir ? C'est possible et déjà observé dans certains pays comme en Irak.

Un autre scénario serait l'instauration de l'ordre islamiste : grâce à la démocratie, leurs mouvements obtiendraient la majorité des voix, ou du moins une partie importante des suffrages, et participeraient au gouvernement. Je ne crois pas à une formule générale mais il s'agit d'un risque à assumer.

Le dernier scénario serait celui du chaos généralisé, s'ajoutant à celui déjà constaté dans certains pays.

Les aspirations démocratiques et l'ouverture au monde représentent une tendance lourde mais la route sera longue et probablement à l'ombre des armées.

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