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Intervention de Jérôme Bignon

Réunion du 20 janvier 2010 à 9h30
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJérôme Bignon :

La question de l'efficacité des dépenses sociales se pose à tous les pays européens de manière très aiguë et même particulièrement urgente pour ceux qui traversent une crise très grave. Pouvoir se poser cette question à tête reposée est donc un peu un luxe…

C'est un sujet très difficile, car il ne s'agit pas seulement de couper dans les dépenses sociales ou de freiner leur augmentation, mais de s'interroger sur la manière de le faire, tout en tenant compte des objectifs de la protection sociale. À quoi servirait, en effet, de réduire très fortement mais temporairement les dépenses, si, les maux que l'ont veut guérir s'aggravant, on devait ensuite, dans l'urgence, les augmenter de nouveau ?

D'importants travaux sont menés sur cette question de l'efficience, à partir de visions multicritères des objectifs. Au niveau européen, c'est sans doute le Conseil Ecofin des ministres de l'économie et des finances qui est le plus en pointe dans la mesure où, dans les pays de tradition anglo-saxonne, la dépense sociale est une dépense publique entièrement financée par l'impôt. Les ministres s'étant donné pour objectif de réduire d'un demi-point le déficit public chaque année jusqu'en 2012, tout en appliquant une norme de stabilisation des prélèvements obligatoires, ils se demandent logiquement comment faire des économies sur les dépenses. Et, dans la mesure où l'on pense généralement que l'État tient mieux ses dépenses que le social, c'est vers ce dernier que se tournent les regards, dans l'Europe tout entière.

S'agissant de l'analyse comparative, j'insiste sur le fait que comparaison n'est pas raison. Les comparaisons nous indiquent les pistes de réflexion possibles et les résultats obtenus ailleurs. Mais, elles ne nous disent pas si les politiques menées seraient aisément transposables dans notre pays.

Depuis les années 2000, un énorme travail statistique est mené pour rendre comparable les dépenses, les enjeux, le financement de la protection sociale en Europe.

Rapporté au PIB, l'effort en faveur de la protection sociale en général est élevé en France et l'on peut s'interroger sur les résultats relativement décevants obtenus, d'autant que les comparaisons montrent également que le niveau de la protection sociale en général reste un critère déterminant pour atteindre des objectifs sociaux fondamentaux comme la cohésion sociale, la lutte contre la pauvreté et la lutte contre l'exclusion. Il n'y a pas, en Europe, de pays qui présente à la fois des résultats encourageants en matière de lutte contre la pauvreté, l'exclusion sociale, et dans le même temps, un faible taux de dépenses sociales. Si la question de l'efficacité se pose pour la France, c'est tout simplement parce que, au sein du groupe de pays qui font un effort comparable et élevé, ses résultats ne sont pas les meilleurs.

Les chiffres que fournit Eurostat, qui regroupe les organismes statistiques, en particulier l'INSEE, montrent que la France est au premier rang, avec la Suède, pour le taux d'effort social, qui représente 29,1 % du PIB en 2008. Elle est aussi, ex aequo avec les Pays-Bas, au premier rang pour les dépenses de santé (8,7 %). Elle est au troisième rang, après l'Italie et l'Autriche, pour les prestations de retraite (13,1 %). Elle est au neuvième rang seulement pour les prestations familiales stricto sensu, mais on voit là la limite de ces comparaisons car tous les éléments de la politique familiale française, notamment ses aspects fiscaux ou l'effort en faveur des crèches, ne sont pas pris en compte. La France est, enfin, au quatrième rang pour les dépenses d'assurance chômage comme pour l'aide au logement et les autres dépenses de lutte contre la pauvreté.

Au total, notre pays est en tête pour son taux d'effort social, mais ne l'est plus lorsque l'on compare la progression vers les objectifs communs appréhendés par toute une batterie d'indicateurs sociaux. On le constate en particulier lorsque l'on s'intéresse au taux de pauvreté relative, c'est-à-dire à la proportion de la population dont le revenu est inférieur à 60 % du revenu médian. Ainsi, la France est septième pour le taux de pauvreté des enfants (14 % contre 19 % en moyenne dans l'Union européenne) ; onzième pour le taux de pauvreté globale ; septième pour le taux de pauvreté des plus de 65 ans. Dans tous ces domaines, notre pays est derrière ceux qui dépensent autant qu'elle en faveur de la protection sociale.

Cela se vérifie également pour l'éducation : si la France est dans le groupe de tête pour les dépenses en proportion du PIB et pour le nombre de jeunes scolarisés, en matière de taux d'échec scolaire, indicateur particulièrement pertinent et suivi, elle était en 2007 au onzième rang des 27 !

Tout n'est cependant pas noir : les résultats de la France sont meilleurs s'agissant d'autres enjeux de la protection sociale. Ainsi, son bilan en matière de fécondité est regardé, puisqu'elle occupe la première place avec un taux de remplacement proche de 2, contre 1,55 en moyenne dans l'Union. La France est aussi première, ex aequo avec l'Italie, pour l'espérance de vie des femmes (84 ans en 2004) et quatrième pour celle des hommes (77 ans), chiffres qui seront sans doute analysés pour apprécier l'efficience des régimes de retraite. Elle n'est toutefois que sixième pour l'espérance de vie des femmes, libre de toute infirmité chronique.

S'agissant du remplacement des revenus d'activité par les revenus de retraite, la France était, en 2007, au premier rang européen, ex aequo avec le Luxembourg et l'Autriche, avec un taux de 61 % contre 49 % en moyenne en Europe.

Un indicateur d'inégalité comme le taux de pauvreté relative amène donc à s'interroger quant à l'objectif central de la cohésion sociale : les montants consacrés par la France à la protection sociale, qui sont les plus élevés au monde, ne pourraient-ils pas être mieux utilisés ?

Les comparaisons montrent aussi que l'efficacité de la protection sociale, notamment pour la lutte contre la pauvreté et contre l'exclusion, dépend largement du fonctionnement du marché du travail, qui explique une partie de l'écart entre les montants engagés et les résultats.

Dans un très intéressant rapport, le Comité européen de la protection sociale s'est penché, à la demande du Conseil des ministres des affaires sociales, sur les résultats de dix années de stratégie de Lisbonne, se demandant notamment pourquoi la croissance économique et l'augmentation très importante – en particulier pour les femmes, mais aussi pour les seniors – du taux d'emploi n'ont pas permis, depuis 2000, de réduire les taux de pauvreté.

Cela tient d'abord au fait qu'une protection sociale trop réparatrice, et pas assez incitative, visant trop exclusivement à compenser les pertes de revenus, ne faisant pas assez pour permettre un retour durable vers l'emploi, peut affecter le dynamisme de l'économie, alourdir les prélèvements obligatoires et aboutir à des situations structurelles d'exclusion du marché du travail.

C'est un point que j'analyserai plus spécifiquement du point de vue des retraites.

Cela tient ensuite au fonctionnement sélectif et cloisonné du marché du travail, en raison notamment de l'écart entre les compétences des jeunes et celles qui sont requises pour entrer dans des filières simples, comme le tourisme et le BTP. C'est donc bien le marché du travail qui est en cause, la protection sociale étant appelée à réparer de ce que le marché du travail ne fait pas. C'est cette voie que les comparaisons internationales nous invitent à explorer, quand on regarde pourquoi la France n'est absolument pas dans les meilleurs du point de vue de la lutte contre la pauvreté des enfants de moins de 17 ans.

Notre pays est, on l'a vu, au troisième rang pour la part des prestations de retraite dans le PIB. Elle est au premier rang pour l'adéquation des retraites par rapport aux revenus antérieurs d'activité. Par rapport à ces critères généraux, nous avons donc une situation relativement favorable.

Si l'on s'intéresse à l'effet à long terme, jusqu'en 2050, des économies de dépenses de retraite générées par les réformes intervenues, on constate que la France est dans une situation comparable à celle des autres États européens et elle a réduit de 75 % l'augmentation prévisible de ces dépenses. Nous n'avons donc fait ni moins, ni plus que les autres. Nous l'avons fait notamment au moyen d'une diminution des avantages acquis pour une ancienneté donnée : pour un travailleur partant à la retraite à 65 ans avec 40 ans d'ancienneté, le taux de remplacement devrait baisser de 15 points entre 2007 et 2045, ce qui n'est pas négligeable.

En revanche, la France a peu eu recours à un allongement de la durée de vie au travail. C'est une faiblesse de notre pays dans les comparaisons internationales, car l'allongement d'une année de l'activité effective représente un gain très fort, équivalent à un demi-point des coûts, pour l'équilibre des régimes de retraite. Or, la France est mal placée au regard du taux d'activité des seniors. En 2008, le taux d'emploi des 55-64 ans y était de 38 %, contre 46 % en moyenne en Europe, ce qui nous met au vingtième rang, alors que nous étions au onzième en 2000.

Il y a donc un potentiel, mais évoquer celui-ci, c'est aborder non seulement la réforme des régimes de retraite mais aussi les aspects impliquant d'autres politiques, en particulier tout ce qui handicape l'emploi des seniors, comme les écarts d'espérance de vie entre les catégories socioprofessionnelles, qui demeurent élevés – de l'ordre de sept ans.

J'en viens à la lutte contre la pauvreté des enfants. Pourquoi, malgré un niveau élevé de dépenses de la branche famille, la situation de la France n'est-elle pas parmi les meilleures ?

Le Comité de protection sociale s'est intéressé de très près à ce sujet, car le taux de pauvreté des moins de 17 ans est considéré comme l'une des variables sociales les plus importantes, dans l'absolu mais aussi pour l'avenir en raison du caractère récurrent de la pauvreté : les jeunes pauvres seront souvent eux-mêmes des parents d'enfants pauvres. Plusieurs pays ont ainsi fait de cette question la priorité absolue de leurs politiques sociales.

Le Comité distingue trois motifs de succès ou d'échec de la lutte contre la pauvreté des enfants, dont deux relèvent surtout du fonctionnement du marché du travail – proportion d'adultes et d'enfants vivant dans des ménages où aucun adulte ne travaille, proportion des enfants vivant dans des ménages où les adultes qui travaillent gagnent moins que le seuil de pauvreté. Le troisième motif relève surtout de la protection sociale, c'est l'importance des transferts financiers aux familles en lien avec la présence et le nombre d'enfants.

Le groupe des pays les plus performants présente de bons résultats au regard de ces trois critères. Il est composé de l'Autriche, du Danemark, de la Finlande, des Pays-Bas et de la Suède, c'est-à-dire de pays qui ont également de bons résultats dans d'autres créneaux de la politique sociale, auxquels on peut ajouter Chypre et la Slovénie.

Pour sa part, la France figure, avec la Belgique, l'Allemagne, la République tchèque, l'Estonie, l'Irlande, dans le second groupe de pays (il y en a 5 au total), qui présentent tous la caractéristique d'un marché du travail comportant un noyau stable d'adultes vivant dans des ménages avec enfants et ne travaillant pas. Ainsi a-t-elle beau se trouver au quatrième rang pour l'efficacité des prestations familiales, au sixième rang pour la fréquentation des crèches, au troisième rang pour celle des maternelles, son vingt et unième rang pour la proportion d'enfants vivant dans des familles où aucun adulte ne travaille constitue un handicap majeur.

La réunion, chaque mois, des représentants de 27 États membres, travaillant pour le Conseil des ministres des affaires sociales permet d'apprécier non seulement la situation des uns et des autres mais aussi la façon dont les États s'organisent, à partir de leurs traditions nationales, pour faire face à des difficultés semblables. À l'exception des Pays-Bas, où la tradition sociale a été totalement bouleversée, tous les pays cultivent leur tradition nationale et restent fidèles à leurs habitudes. Ainsi, les États traditionnellement centralisés introduisent un peu de décentralisation mais continuent de s'appuyer sur la qualité de leur niveau central ; les pays déjà fortement décentralisés ont recours à des méthodes de comparaison et d'évaluation à des fins de coordination des politiques menées au niveau décentralisé ; ceux qui s'appuient fortement sur les régions continuent à le faire.

La philosophie des réformes comporte cependant des traits communs. Partout, on souhaite préserver un noyau universel et prépondérant de couverture sociale. Il n'y a pas d'exemple de pays où l'on se dirigerait vers un nouveau partage conduisant, comme aux Etats-Unis, à réserver la couverture obligatoire aux seuls groupes les plus vulnérables : tous les pays européens en sont convaincus, la protection sociale doit être de qualité pour tous.

Par ailleurs, la couverture obligatoire est implicitement plafonnée à un certain niveau de prélèvement dont la plupart des pays européens, pour ne pas dire tous, ont admis qu'ils l'avaient déjà atteint, en particulier au regard de la solidarité intergénérationnelle, car ce sont ceux qui bénéficieront de prestations moindres qui supporteraient des prélèvements plus élevés. Seuls font exception les nouveaux États membres, la Bulgarie et la Roumanie, pays très pauvres qui reconnaissent qu'ils n'ont pas atteint le niveau nécessaire pour promouvoir des retraites et une santé de qualité.

Pour maintenir l'universalité et la qualité, on encourage partout une offre marchande complémentaire mais encadrée par des exigences d'intérêt général. Cette complémentarité est particulièrement recherchée pour le financement du cinquième risque, d'où l'importance de ce qu'on appelle dans le jargon européen les services sociaux d'intérêt général.

Les relations qu'entretiennent le secteur obligatoire et le secteur complémentaire sont donc cruciales. Le cas des Pays-Bas, seul pays où la privatisation a été imposée comme un moyen d'efficience pour les deux secteurs, obligatoire et complémentaire, est exceptionnel. C'est un exemple intéressant à étudier.

Partout ailleurs, l'ouverture encadrée d'un marché des prestations à une offre complémentaire s'accompagne de réformes de structures destinées à améliorer la gestion dans le secteur abrité de la concurrence.

Les innovations les plus importantes interviennent dans le secteur des politiques familiales et de la lutte contre la pauvreté des enfants. Elles font souvent appel à l'implication du secteur de l'éducation – ce qui était assez rare – ainsi qu'à la politique du logement et à une forte responsabilisation des acteurs dans les rapports entre prestataires et bénéficiaires. L'évaluation étant un maître mot de la recherche de l'efficience, je vous renvoie sur ce point au très intéressant recueil d'études de cas innovants très concrets, relevant de philosophies différentes, réalisé récemment, sous la coordination de M. Julien Damon, avec le concours de l'École nationale supérieure de sécurité sociale et de Futuribles.

Rétrospectivement, les réformes ayant obtenu le plus de succès, par rapport aux objectifs qu'elles s'étaient donnés, paraissent se rattacher à quatre types de bonnes pratiques : bénéficier d'une expérimentation préalable, comme dans le cas du revenu de solidarité active en France ; se développer dans la longue durée, c'est-à-dire bénéficier, comme en Finlande où une réforme exemplaire en matière de retraites a été conduite, d'un consensus transpartisan ; comporter une réversibilité ou une possibilité de correction régulière, associée à une capacité de suivi indépendante et transparente, comme en Autriche, au Royaume-Uni, en Pologne ou aux Pays-Bas ; associer les administrations gestionnaires et les usagers à la préparation et au suivi des réformes, c'est particulièrement vrai lorsqu'on entend donner un rôle accru aux régimes complémentaires, en échange d'obligations d'intérêt général.

J'ai tenté d'appeler votre attention, dans le cas de la France, sur les gains possibles d'efficacité dans le domaine des retraites, ou dans celui de la lutte contre la pauvreté des enfants. On voit l'intérêt qu'il y a à ne pas se concentrer uniquement sur les régimes ou sur les institutions, mais sur les finalités complexes qu'ils poursuivent. On mesure alors la nécessité d'une approche globale qui associe politiques de l'emploi et réformes de la protection sociale. On voit aussi que la recherche d'une plus grande efficacité va souvent de pair avec celle d'une meilleure redistributivité et d'une meilleure équité, mais que pour gagner à long terme, il faut consentir un surcroît de dépenses ; par exemple pour l'accompagnement vers le retour à l'emploi ou pour le logement social, deux domaines qui constituent en vérité peu de choses au regard du total des dépenses de la protection sociale. S'il est impossible de gager ce surcroît de dépenses, on ne saurait échapper à la question d'une plus grande équité dans les prélèvements sociaux.

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