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Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Réunion du 17 novembre 2009 à 21h30
Réduction du risque de récidive criminelle — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Jacques Urvoas :

Madame la garde des sceaux, monsieur le rapporteur, je voudrais évidemment vous parler de « dangerosité ». Nous avons entamé un débat en commission des lois et j'avais envie, à l'occasion de cette discussion générale, de tenter de le prolonger.

J'ai écouté avec beaucoup d'attention vos propos, et j'y ai relevé quinze occurrences du mot « dangerosité ». Ce n'est pas la première fois que nous évoquons le sujet dans cet hémicycle, et pourtant je ne suis député que depuis un peu plus de deux ans. Je pense que ce ne sera pas non plus la dernière fois que nous parlerons de « dangerosité » car vous avez choisi de faire de ce concept un des éléments de votre politique pénale. Je trouve cela respectable ; ce n'est ni infamant ni « médiocre », pour reprendre votre terme, monsieur le rapporteur.

Qu'un délinquant dont la récidive est probable se retrouve du jour au lendemain livré à lui-même, sans aucun contrôle, et c'est la protection de la société qui est mise à mal. Mais, à l'inverse, qu'un criminel ne présentant qu'un faible risque de récidive soit qualifié par le législateur ou le juge de « dangereux », et alors les libertés individuelles peuvent en pâtir parce qu'il n'est pas acceptable qu'un individu puisse se voir infliger des mesures pénales injustifiées ou excessives. L'équilibre est, par essence, difficile à trouver.

La volonté légitime, de la part d'un gouvernement, d'un parlement, de protéger la société ne saurait justifier que l'on fasse reposer la justice toute entière sur un objectif que je crois illusoire, celui d'une société exempte de toute délinquance, de tout danger, de tout risque. N'est-il pas chimérique d'espérer cerner de manière précise et irréfutable, autrement dit de manière scientifique, la personnalité d'un individu poursuivi ou condamné ?

En travaillant sur le sujet, j'ai lu un certain nombre d'articles ; il ne s'agit pas de la pratique des prétoires ni des cas que notre collègue vient d'évoquer. Toujours est-il que j'ai essayé de me documenter, et je suis tombé sur un ouvrage de Gilles Perrault concernant les erreurs judiciaires, publié en 2000, et dans lequel il a cette phrase qui trouve une certaine résonance dans notre échange : « Nous prétendons juger, au-delà des faits, un homme ou une femme. L'ambition est belle mais hasardeuse. Pour y réussir, il ne serait pas superflu d'être Dieu. »

La difficulté d'appréhender cette notion de dangerosité en fait une notion criminologique séculaire, malléable, mutante.

Votre texte, qui apparaît comme très technique et, pour le parlementaire que je suis, parfois illisible parce que je ne suis pas au fait de la législation pénale de l'application des peines, trouve néanmoins sa place dans un très vieux débat ouvert au XIXe siècle : un combat doctrinal – je me place strictement sur le plan de la doctrine – qui a fait rage entre ceux qui tenaient pour le droit pénal néoclassique et ceux que l'on appelle aujourd'hui les positivistes.

Ce sont ces derniers qui, le 27 mai 1885, ont imposé la « relégation ». Il s'agissait d'une peine complémentaire obligatoire pour les multirécidivistes, consistant en un internement à vie en Guyane ou en Nouvelle-Calédonie. Ce mode d'exécution de la relégation a pris fin avec la Seconde Guerre mondiale, mais la peine, devenue facultative et de moins en moins appliquée, n'a été véritablement supprimée qu'en 1970 : la relégation a alors été remplacée, à l'occasion d'une audition organisée par notre groupe, par la tutelle pénale que je ne connaissais pas et qui fut elle-même supprimée par la loi « Sécurité et liberté » de M. Alain Peyrefitte en 1980.

J'ai ainsi découvert avec intérêt que votre texte s'inscrivait dans une longue histoire de tâtonnements de problématique pénale, de ce que l'on pourrait appeler des « projets d'enfermement pour état dangereux ». J'inscris donc votre texte dans une tradition révolue depuis 1980 et qui légitime l'enfermement préventif de la récidive sur présomption de dangerosité – j'espère ne pas caricaturer, je parle sincèrement –, non en lieu et place de la peine mais à la fin de son exécution.

De ce point de vue, comme l'a très bien dit Alain Vidalies, nous pensons que ce paradigme transforme le droit pénal, ce qui justifie en partie notre opposition de fond, doctrinale à ce texte.

Lorsque nous avons étudié la rétention de sûreté, M. Fenech, qui était alors rapporteur, et Mme Dati nous ont expliqué que cette mesure concernait les cas exceptionnels. Avec votre texte, madame la garde des sceaux, nous allons progresser, avec l'appui de M. le rapporteur, vers ce qui n'est pas encore le droit commun mais est déjà beaucoup plus large que les cas exceptionnels dont parlait Mme Dati et qu'évoque M. Fenech dans son tout récent ouvrage dans lequel j'ai d'ailleurs vu que, sur les cinq propositions qu'il fait en conclusion, les quatre premières concernent non pas la loi mais des mesures sur la criminologie, la recherche et d'autres formes de compréhension de l'humain.

Bref, vous confortez – je ne dis pas « vous substituez » –, à côté d'une dialectique entre le crime et la peine, une dialectique plus flexible entre, comme vous l'avez d'ailleurs dit, monsieur le rapporteur, le risque et la sûreté.

Se profile alors une volonté d'exclusion qui repose sur des postulats d'incurabilité et d'appartenance à des catégories que l'on pourrait dire à risques. Imperceptiblement, la répression cède le pas devant une volonté d'élimination.

Si tel était le cas, le droit pénal n'aurait plus, ou plus seulement, pour vocation de protéger les valeurs fondamentales qui structurent la société et dont la pérennité conditionne la cohésion. Il lui reviendrait simplement d'offrir les moyens juridiques et judiciaires d'une gestion punitive des comportements et des populations qui troubleraient l'ordre public. C'est en cela, monsieur le rapporteur, que je vous ai dit en commission que vous vous éloigniez de la vocation réhabilitatrice qui était hier assignée en priorité à l'appareil pénal.

Auparavant, il y avait le délinquant. Aujourd'hui, il y a deux figures, dans ce que je crois être votre schéma.

En amont, l'individu dangereux, déterminé comme tel par un ou plusieurs profils spécifiques. Le problème n'est plus l'inadaptation sociale puisque, au contraire, certains individus sont précisément présentés comme dangereux en raison même de leur capacité à se dissimuler derrière un statut social insoupçonnable. Telle est, par exemple, la figure du pédophile qui, dans cet imaginaire collectif, occupe une place de choix puisqu'en tant que prédateur social, il est d'autant plus dangereux, comme l'a très bien dit Dominique Raimbourg, qu'il est le plus souvent inséré socialement, familialement et professionnellement.

En aval, le récidiviste, individu dont le profil n'est pas seulement celui du prédateur type appelé naturellement à réitérer ses actes délinquants ou criminels. Non, le récidiviste renvoie maintenant à une nouvelle catégorie criminologique, inconnue comme telle de la pénologie classique dans la mesure où elle comprend des individus déterminés comme dangereux en raison aussi bien de leur profil de prédateur type que de l'absence de tout profil.

En fait, ces récidivistes ne sont décelables qu'en raison même de leur récidive ! Le délinquant s'efface alors comme personne et n'existe plus que comme menace. Et c'est ainsi que l'on glisse lentement du « comprendre » au « prédire ».

Face à un phénomène jugé anormal, la voie de la pénalisation apparaît alors la seule solution envisageable, comme si la seule incrimination d'un comportement suffisait à le faire cesser.

Il est vrai que la promotion d'un traitement exclusivement pénal en réponse à la multiplication des attitudes déviantes permet de faire doublement l'économie d'une réflexion et d'une action sur les causes de ce phénomène. Il est évidemment plus simple de faire voter une nouvelle loi que de dégager des moyens pour appliquer les précédentes. Robert Badinter le déplore souvent : « Quand on ne sait pas quoi faire face à un problème, on peut toujours faire une loi. Cela ne sert à rien mais on a donné l'impression d'avoir fait quelque chose ». Voilà comment la force symbolique de la loi se dissout dans ces reprises incessantes qui vont toujours vers plus de répression.

Je voulais vous parler de la dangerosité, mais je souhaite également vous parler des victimes. C'est en effet, madame la garde des sceaux, l'un des piliers de l'État pénal que vous construisez, de votre discours qui, me semble-t-il, promet chaque jour un peu plus un monde sans risque.

À côté de la réactivité du champ pénal, qui nous conduit souvent à légiférer dans un climat de passion – ce n'est pas le cas sur ce texte, car nous avons eu le temps d'en discuter, de conduire des auditions, de réfléchir au sujet –, à côté, donc, de la réactivité du champ pénal, qui est la marque de ce gouvernement et de celui qui l'a précédé, à côté de la philosophie dissuasive qui est celle de ce texte, on trouve, à l'épicentre même de cet État pénal, la symbiose avec l'opinion, l'action au nom des victimes, réelles et potentielles.

Ce qui me pose question, ce n'est évidemment pas la volonté d'associer le plaignant au déroulement de la procédure afin de l'informer et de lui permettre d'exercer, en temps utile, les droits de la partie civile. Mais l'inviter à influer, directement ou indirectement, sur la conduite du procès pénal et l'exécution de la peine constitue une rupture certaine dans l'histoire de la justice criminelle.

Le droit pénal – c'est en tout cas ce que j'ai appris à l'université – s'est construit sur la prise en compte progressive, au-delà du préjudice subi par la victime, d'une atteinte propre au corps social, appelant une sanction dissociée de la réparation du dommage causé au plaignant. À côté de l'action civile de la victime, à dimension strictement indemnitaire, est ainsi apparue l'action publique visant exclusivement la réparation du trouble à la cohésion sociale engendré par l'infraction. La prise en compte de l'intérêt privé du plaignant et de ses revendications particulières dans l'exercice même de l'action publique traduit en conséquence, à mes yeux, un sensible retour en arrière.

À la faveur d'une opposition, que je ne peux définir autrement que comme manichéenne, entre le délinquant et la victime, la procédure pénale tend progressivement à satisfaire, en tant que telles, les aspirations de cette dernière. Et ce au nom d'un étrange parallélisme des formes entre plaignant et accusé qui semble faire fi de l'existence du ministère public, partie principale au procès pénal en tant que représentant la société.

Ce détournement de la justice pénale à des fins privées, que nous avons déjà évoqué sur d'autres textes, est d'autant plus discutable que la seule posture qu'il admet est une espèce de démarche plus ou moins vindicative toujours prêtée à la victime. En face du délinquant, qui n'est qu'un corps que l'on enferme, la victime n'est qu'une souffrance en quête d'un deuil nécessairement improbable. Le procès semble alors avoir pour finalité d'étancher son hypothétique soif de vengeance ou a minima de lui permettre de faire son deuil dans une mise en scène cathartique. La contradiction entre ces deux finalités – juger un individu et satisfaire ses victimes – n'en devient que plus aiguë.

Sous l'emprise du traumatisme, la justice ne joue plus sa fonction de tierce autorité entre les hommes. Là encore, c'est une quête sans fin, parce que son objet est insaisissable. L'illusion que tout est réparable ne peut qu'induire la déception des victimes et ranimer le vieux fond archaïque et violent de la peine.

Madame la garde des sceaux, dans les sociétés comme la nôtre où la morale, la religion ne sont plus tout à fait des règles communes, il reste le droit. Dans sa décision du 21 février 2008, le Conseil constitutionnel n'a pas appelé à une nouvelle loi. Il a au contraire émis une critique en creux face au manque cruel de moyens dont souffre aujourd'hui l'administration chargée de faire appliquer la loi. Une fois de plus, me semble-t-il, par une loi, vous avez choisi de répondre à côté. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

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