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Intervention de Dominique Baert

Réunion du 10 mars 2009 à 10h15
Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDominique Baert, rapporteur :

Je tiens d'abord à remercier le Président de la commission des Finances et le Rapporteur général pour la confiance qu'ils nous ont accordée, à moi-même et à M. Gaël Yanno, en acceptant de nous confier ce rapport d'information.

La comptabilité est souvent présentée comme une matière aride, technique, sans réelle portée. Pourtant, la comptabilité n'est pas qu'une technique. C'est aussi une norme. Or, une norme n'est jamais neutre ; elle porte en elle un jugement de valeur, et le choix d'une norme comptable, parce que celle-ci mesure in fine la richesse (celle de l'entreprise, de l'actionnaire, du pays…) emporte avec lui une certaine vision de l'entreprise, des rapports économiques et, au-delà, du modèle social d'un pays. Ce choix est donc politique et l'État ne peut se désintéresser de la comptabilité.

C'est pourtant malheureusement le cas. En dix ans, tant les normes comptables internationales que le Plan comptable général français ont connu des évolutions considérables. Pressés par les marchés financiers de moderniser leurs normes comptables et de les harmoniser, les États membres de l'Union européenne, incapables de s'entendre sur des normes communes, ont délégué, dans l'indifférence générale, leur pouvoir de normalisation comptable à un organisme supranational indépendant, l'IASB (International Accounting Standards Board) ; les normes qu'il élabore, les IFRS (International Financial Reporting Standards), sont obligatoires depuis le 1er janvier 2005 pour l'établissement des comptes consolidés des plus grandes entreprises européennes et ont servi de modèles à la modernisation du Plan comptable général (PCG) mise en oeuvre sous l'impulsion du Conseil national de la comptabilité français.

Or, a-t-on jamais vu en France un quelconque débat sur ce processus de modernisation du PCG ? Plus encore que l'adoption des normes IFRS par l'Union européenne, celui-ci s'est déroulé dans le secret, sans intervention du politique, en particulier du Parlement, alors même que ces nouvelles normes comptables impactent l'assiette de l'imposition des entreprises qu'il lui appartient de fixer en application de l'article 34 de la Constitution.

Alors que la comptabilité, depuis la crise financière de l'été 2007, est mise au banc des accusés, il était donc urgent de réintroduire le politique dans une matière comptable qui repose de plus en plus, au plan national comme au plan international, sur l'expertise des professionnels et d'éclairer le Parlement sur les rapports étroits entre la comptabilité et la fiscalité. C'est à cette tâche que s'est consacrée la mission d'information sur les enjeux des nouvelles normes comptables depuis sa création le 29 avril 2008.

Quelques mots pour commencer sur le processus de normalisation comptable. Celui-ci varie selon les pays et les traditions économiques et politiques. La France a ainsi une conception régalienne de la comptabilité. Fondée sur des principes légaux, la comptabilité constitue une branche du droit, qu'il appartient à l'État d'édicter seul, même s'il laisse d'autres utilisateurs participer à son élaboration. Jusqu'en 2007, la normalisation comptable s'effectuait ainsi sous le contrôle étroit de l'État : le Conseil national de la comptabilité (CNC), représentant les professionnels, adopte un avis qui est repris dans un règlement du Comité de réglementation comptable (CRC), dominé par l'État, lequel est enfin homologué par un arrêté ministériel.

Désormais, c'est une Autorité des normes comptables, créée par une ordonnance du 22 janvier 2009, où les professionnels sont majoritaires, qui édictera seule les règlements comptables, même si l'homologation subsiste.

C'est donc ce CNC – organe qui élaborait la doctrine comptable – qui, au tournant des années 2000, a lancé le processus de modernisation du PCG, c'est-à-dire des normes comptables applicables aux comptes individuels, dans le sens d'une convergence vers les normes IFRS. Si l'oeuvre de modernisation doit être saluée, il est regrettable qu'elle ait été décidée par le seul CNC, sans qu'une ligne directrice soit fixée par le politique, lequel s'est borné à entériner a posteriori un processus qui a bouleversé l'environnement de millions d'entreprises.

Sur le plan international, les normes IFRS sont élaborées par un organisme indépendant composé d'experts : l'IASB, qui est l'émanation d'une fondation américaine composée de trustees indépendants et cooptés entre eux, via un processus de consultation sensé en garantir la qualité et la légitimité auprès de l'ensemble des parties prenantes. Pourtant, nombreux sont les personnes auditionnées qui, estimant avoir du mal à se faire entendre d'experts parfois qualifiés « d'autistes » ou « d'ayatollahs de la comptabilité », ont souligné la mainmise de la vision anglo-saxonne et des grands cabinets d'audit anglo-saxons sur la normalisation comptable internationale.

C'est pourtant à un tel organisme que l'Union européenne a délégué, faute d'avoir su élaborer des normes comptables communes, son pouvoir de normalisation comptable. En effet, depuis le 1er janvier 2005, les groupes européens faisant appel public à l'épargne (au nombre de 7 000 dont 1 000 environ en France) ont l'obligation d'établir leurs comptes consolidés selon les normes IFRS. Celles-ci ne sont applicables qu'une fois homologuées par la Commission européenne ; cependant, cette homologation a posteriori est largement formelle et se fonde sur l'avis d'un organisme également privé : l'EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group). L'Union européenne n'a donc ni le pouvoir de susciter ni celui d'amender les normes IFRS, pas plus qu'elle n'exerce de contrôle sur l'IASB.

Si ces nouvelles normes comptables, en particulier les normes IFRS, ont bouleversé l'environnement de l'ensemble des entreprises françaises, c'est qu'elles sont très éloignées de la tradition comptable de notre pays. Ainsi, elles sont fondées sur des principes, c'est-à-dire qu'elles font appel, pour leur application, au « jugement » des dirigeants, lesquels doivent les interpréter ; elles sont également destinées à satisfaire les besoins d'information des seuls investisseurs. En outre, à l'opposé de la tradition française d'une comptabilité reflétant un patrimoine fondé sur le droit de propriété, en normes IFRS, la réalité économique d'une opération prime sur sa forme juridique. C'est ainsi que les biens loués en crédit-bail doivent être intégrés à l'actif du bilan.

Enfin, les normes IFRS font un usage immodéré de la « juste valeur », c'est-à-dire de l'évaluation des actifs et des passifs à leur valeur de marché ; si celle-ci améliore l'information des investisseurs, elle entraîne aussi un risque accru de volatilité des résultats et du bilan des entreprises et s'oppose à l'un des principes fondamentaux du droit comptable français qu'est la prudence qui interdit la comptabilisation en résultat des plus-values latentes.

Quel jugement porter sur ces normes IFRS ainsi présentées,? Celui des groupes français chargés de les appliquer est pour le moins mitigé. Certes, comme un référentiel comptable unique est désormais applicable aux comptes consolidés des entreprises européennes faisant appel public à l'épargne, la comparabilité des comptes s'est globalement accrue ; cependant, celle-ci reste limitée en raison, d'une part des nombreuses options ouvertes par le référentiel IFRS et, d'autre part, des divergences nationales dans l'application de celui-ci.

En revanche, l'application des normes IFRS a incontestablement apporté une transparence nouvelle dans de nombreux domaines insuffisamment traités auparavant par les référentiels comptables nationaux, à commencer par le PCG. Ainsi en est-il des instruments financiers, en particulier des produits dérivés que la norme IAS 39 oblige à enregistrer au bilan, des engagements de retraite, des stock-options et autres avantages du personnel, ou de l'information sectorielle.

Enfin, la meilleure preuve que les entreprises ne considèrent pas les normes IFRS comme pertinentes, c'est qu'elles ont souvent recours à d'autres indicateurs de performance (résultat opérationnel, marge brute…) que ceux prévus par le référentiel IFRS ; en outre, l'option pour la « juste valeur » n'a quasiment pas été exercée lors du passage en normes IFRS, la quasi-totalité des entreprises françaises s'en tenant à l'évaluation au coût historique.

La mission d'information s'est également intéressée aux conséquences des nouvelles normes comptables. En effet, la comptabilité s'est longtemps faite modeste, se présentant comme une discipline neutre, un miroir dans lequel « l'image fidèle » de l'entreprise se reflète, pour autant que les normes comptables soient bien faites. Cependant, non seulement le miroir est déformant, c'est-à-dire que la comptabilité ne donne à voir qu'une certaine réalité de l'entreprise, mais elle a, en retour, des conséquences sur celle-ci et, au-delà, sur l'économie toute entière.

Du point de vue comptable, le passage des normes comptables françaises aux normes IFRS en 2005 a eu des conséquences importantes pour les groupes concernés. Ainsi, selon une étude de la Banque de France, 74% des groupes français non financiers cotés ont enregistré de ce fait une augmentation de leur résultat net de 38% en moyenne.

L'exemple d'EDF est également significatif. Dans la perspective de l'ouverture de son capital, les normes IFRS devenaient applicables à ses comptes consolidés. Or, la norme IAS 19 imposait que le montant des engagements de retraite fût inscrit au passif de son bilan, montant qui s'est révélé trois fois supérieur à celui des fonds propres d'EDF, rendant impossible son introduction en bourse. C'est pourquoi la loi du 9 août 2004 a instauré une contribution couvrant les engagements de retraite, ce qui a permis de déconsolider ceux-ci du bilan.

Par ailleurs, en normes IFRS, les investisseurs qui détiennent des titres d'une entreprise doivent les évaluer, dans leur bilan, à leur « juste valeur » ; par conséquent, ils auront inévitablement une préférence pour celles qui privilégient une rentabilité immédiate, propre à soutenir le cours des titres. Les dirigeants sont donc incités à maximiser la rentabilité à court terme de leur entreprise, ce qui passe souvent par la réduction de l'emploi et de l'investissement. Inversement, une stratégie de développement à long terme, qui est dans l'intérêt de l'entreprise, pourrait rebuter les investisseurs et les conduire à la sanctionner par un ajustement brutal de sa valeur. La mission d'information estime donc que la « juste valeur » peut entraîner une gestion plus court-termiste des entreprises.

Enfin, la mission d'information a analysé, dans une communication présentée le 30 octobre 2008, le rôle des normes comptables dans la crise financière. Ses conclusions restent aujourd'hui encore valables.

Premièrement, les normes comptables seules ne sont pas à l'origine de la crise financière. Elles n'ont fait qu'enregistrer dans le résultat et le bilan des institutions financières, via des dépréciations, l'effondrement de la valeur des produits structurés de crédit puis des autres instruments financiers. Elles ne sauraient donc être le bouc émissaire des organismes de crédit qui ont surendetté des millions d'américains modestes, des manipulations des départements de titrisation des banques d'affaires, qui ont camouflé les subprimes dans des produits extraordinairement complexes, de la légèreté des agences de notation qui ont donné la note maximale AAA à ces produits et des banques qui les ont achetés sans les comprendre, ni de l'insuffisance des dispositifs de régulation financière.

Deuxièmement, les normes comptables, en particulier la norme IAS 39 sur les instruments financiers, combinées aux normes prudentielles, ont incontestablement eu un effet procyclique qui a aggravé la crise en incitant les institutions financières à se débarrasser « à tout prix » de leurs actifs, même les plus sains, alors même que les marchés financiers sont fragilisés.

L'Union européenne a cependant pris conscience des conséquences dommageables de la norme IAS 39 et, lors de la réunion du Conseil ECOFIN du 7 octobre dernier, a fait pression sur l'IASB pour que celui-ci autorise les entreprises à reclasser leurs instruments financiers dans une catégorie où ils ne sont plus évalués à la « juste valeur ». C'est chose faite depuis le 13 octobre 2008, ce qui a permis à certaines banques de réduire le montant de leurs dépréciations. Ainsi, la Deutsche Bank a réduit de 845 millions d'euros ses dépréciations au troisième trimestre 2008. De même, Natixis a-t-il réduit au quatrième trimestre 2008 de 310 millions d'euros ses dépréciations. Cependant, il n'est pas sûr que de tels artifices comptables restaurent la confiance des marchés dans les institutions financières…

Cependant, la question cruciale – comment valoriser des instruments financiers dans un marché inactif – n'a pas été traitée par l'IASB. Valoriser des actifs lorsque les marchés ne sont pas en mesure de le faire oblige à recourir à des modèles mathématiques qui reconstituent le fonctionnement normal des marchés afin de déterminer leur prix. Or, les normes IFRS ne définissent aucun modèle précis de valorisation, pas plus qu'elles n'imposent que les hypothèses et les estimations utilisées par les entreprises soient communiquées aux investisseurs.

Enfin, l'un des enseignements à tirer de la crise est le danger que représente la « full fair value », c'est-à-dire la généralisation de l'évaluation à la « juste valeur » à l'ensemble des instruments financiers, à laquelle l'IASB semble particulièrement tenir. La mission d'information espère que la crise l'amènera à renoncer à ce que certains présentent comme une « folle » fair value.

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