Découvrez vos députés de la 14ème législature !

Intervention de Frédéric Lefebvre

Réunion du 16 septembre 2008 à 15h00
Mission d’information sur les questions mémorielles

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrédéric Lefebvre :

Je remercie les parlementaires d'avoir convié la LICRA à s'exprimer aujourd'hui. Notre association tient sa légitimité de son ancienneté et du combat qu'elle a mené dans un contexte historique parfois très douloureux pour ses propres membres et pour la communauté nationale. Après la Seconde Guerre mondiale, elle a su se transformer pour écouter les mutations de la société française et dépasser le cadre initial de la lutte contre l'antisémitisme pour s'attacher aussi à la lutte contre le racisme. Aujourd'hui, la plupart de nos actions sont dirigées contre les discriminations et le racisme.

Vous avez parlé, monsieur le président, de mémoires discordantes et concurrentes, en écho au titre de l'historien Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes. La concurrence, c'est la rivalité entre différents groupes poursuivant un même but. Or, les différentes mémoires ne poursuivent pas exactement le même but. Les victimes de la Shoah, celles du génocide des Arméniens, celles du génocide rwandais, les descendants des esclaves, la deuxième ou troisième génération post-coloniale : les objectifs de ces mémoires ne sont pas les mêmes.

Certaines visent à l'intégration nationale – politique, sociale, économique – mais ceux qui veulent être des citoyens à part entière se heurtent à des discriminations parfois réelles, mais aussi parfois imaginées du fait de l'enfermement communautaire. Dans d'autres cas, l'objectif est la reconnaissance, l'inscription dans l'histoire nationale à travers des commémorations et tout un arsenal institutionnel que seul l'État central est à même de proposer : c'est d'ailleurs ce qui fait que l'on en appelle toujours à lui et à la loi. Enfin, le but peut être la réparation, matérielle – restitution de biens spoliés, etc. – ou symbolique.

La notion de concurrence des mémoires est donc biaisée dès le départ. Et, lorsqu'elle se transforme en concurrence des victimes, elle tend à fragmenter le corps national puisque ce sont des citoyens français qui s'affrontent. Il y a là un vrai danger pour la construction de la communauté nationale dans la mesure où sont concernés des groupes minoritaires qui auraient intérêt à s'intégrer et à travailler ensemble pour éviter les anachronismes et pour éviter que la comparaison revienne à mettre en équivalence ou à hiérarchiser les souffrances. On ne peut comparer que ce qui peut l'être. Un génocide ne peut être comparé avec la traite des esclaves de même que l'on ne peut comparer la traite des esclaves avec la colonisation. En revanche, on peut comparer différents types d'administration coloniale ou différents types de génocide.

Dans son discours, la République française ne cesse de prôner l'égalitarisme : les citoyens sont égaux en droits et en devoirs. Or, dans la réalité, si l'on n'appartient pas à un certain milieu social et économique, si l'on ne bénéficie pas d'un réseau, on ne se trouve pas dans une relation d'égalité avec les autres. Il est dès lors inévitable d'assister à une surenchère comparative des mémoires. Qui plus est, la société moderne est obsédée par la comparaison sociale : l'autre a toujours plus que moi, les autres ont toujours plus que nous.

Voilà pourquoi la réflexion de la LICRA porte sur l'intégration sociale et économique de l'ensemble des membres de la communauté nationale. Sans cette intégration, on aboutira inévitablement à une concurrence des mémoires et à une crise de l'identité nationale. On ne peut se concentrer sur les questions mémorielles et historiques en négligeant la revendication profonde d'intégration – même si elle apparaît parfois brutale ou agressive – qui les sous-tend. L'intégration pleine et entière, promise par la République au nom de l'égalité, n'est pas réalisée : selon que l'on vit dans certains quartiers ou dans certains centres-villes, on n'a pas la même lecture de la réalité. La contradiction entre la réalité et le discours de l'égalité peut exacerber une vision fantasmée du passé et une reconstruction des mémoires. La tentation est alors réécrire le passé mémoriel du groupe auquel on se sent appartenir en le glorifiant. Cela peut donner lieu à des confrontations douloureuses, comme celle à laquelle on a assisté au sujet de la colonisation.

Enfin, il faut soigneusement distinguer communauté et communautarisme. La nation française est une agglomération volontaire de communautés. La société du XVIIe siècle était une société d'ordres et de corps. Du fait de sa naissance, on appartenait à un ordre, mais on pouvait ensuite, par ses choix professionnels, intégrer un corps – celui des médecins, des avocats, etc. – et avoir ainsi la possibilité d'entrer en contact avec des membres d'autres ordres.

Une société est toujours un millefeuille de communautés. La communauté est un groupe social qui partage un héritage, une histoire, des valeurs communes. Ses membres sont libres de vivre leur appartenance communautaire à l'intérieur de la nation à laquelle ils se sont volontairement agglomérés. Alors que l'intérêt général doit primer sur l'intérêt particulier, dans le communautarisme, l'intérêt particulier prime l'intérêt général. Il en résulte une fragmentation du corps social qui accentue les ségrégations et les discriminations dont on est pourtant victime et dont on demande l'arrêt. Un acte législatif et des propos qui l'ont entouré – je pense à l'injonction faite aux enseignants de relayer un jugement de valeur, à savoir les « aspects positifs » de la colonisation – ont exacerbé la concurrence des mémoires. Cette disposition était inacceptable pour les enseignants comme pour tous les citoyens français. On ne peut accepter qu'une loi proclamative énonce un jugement de valeur sur un événement historique.

Si l'on se détourne de cette voie, il sera possible de travailler à un apaisement des mémoires. Dans le cas contraire, on ne fera que renforcer le sentiment de rejet éprouvé par une partie importante du corps national et provoquer un cycle revendicatif d'affirmation identitaire de plus en plus agressif à l'égard du reste de la population. On accentuera ainsi les discriminations vis-à-vis de ceux dont on devrait faciliter l'intégration pour répondre à l'idéal égalitaire qui fait tout l'honneur de la République française mais qui reste, en partie, à travailler.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion