Découvrez vos députés de la 14ème législature !

Intervention de Aurélie Filippetti

Réunion du 15 mai 2008 à 15h00
Protection du secret des sources des journalistes — Exception d'irrecevabilité

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAurélie Filippetti :

Or nous mesurons aujourd'hui combien il pouvait être important de leur donner la parole publiquement, dans la presse : c'était évidemment d'intérêt public.

Mais, au-delà des principes, entrons dans le détail du texte. Il saute aux yeux que celui-ci n'est pas à la hauteur des enjeux et qu'il s'avère finalement beaucoup moins protecteur que le droit interne et européen qui s'applique actuellement.

En droit interne, la liberté d'expression et la liberté d'information font aujourd'hui partie des grandes libertés fondamentales qui sont d'ores et déjà garanties par la Constitution. L'article XI de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 dispose de manière très explicite : « La libre communication des pensées et des opinions est l'un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi. »

Depuis, à de nombreuses reprises, le Conseil constitutionnel a qualifié cette liberté de « liberté fondamentale, d'autant plus précieuse que son exercice est l'une des garanties essentielles des autres lois et libertés ». Il place la liberté de la presse parmi les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.

Certes, la liberté d'expression n'est pas un droit infini ni indéfini. L'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, après en avoir énoncé le principe, en marque les frontières en précisant, dans son deuxième paragraphe, les conditions dans lesquelles l'État peut la restreindre.

Néanmoins, les restrictions à ce principe doivent être encadrées sévèrement. Le 14 novembre 2006, la dix-septième chambre du tribunal correctionnel de Paris, dans une décision relaxant le magistrat Albert Lévy, accusé d'avoir transmis à un journaliste des documents confidentiels, affirme que « la condamnation d'un journaliste pour recel de violation de secret de l'instruction n'est pas nécessaire dans une société démocratique ». Or c'est aujourd'hui sous le chef de recel de violation du secret de l'instruction ou du secret professionnel que sont poursuivis la plupart des journalistes ; et votre texte ne fait rien pour y mettre un frein.

D'autre part, l'arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 30 octobre 2006 reconnaît que les perquisitions contre des journalistes sont des actes « d'une extrême gravité », constitutifs d'une ingérence dans la liberté de la presse, et qu'elles ne sauraient être justifiées autrement que par les principes de subsidiarité et de proportionnalité.

Elle a aussi rappelé que, toutes choses égales par ailleurs, la défense de la liberté de la presse devait, dans une société démocratique, primer sur les autres intérêts. Pour autant, en l'état du droit, elle avait considéré que les perquisitions effectuées au Point et à L'Équipe, dans le cadre de l'affaire Cofidis, étaient conformes à l'article 10 de la Convention européenne.

Or, là encore, votre texte ne changera rien, alors même que cette décision contredit les prescriptions de la cour de Strasbourg, qui, dans son arrêt Ernst contre Belgique, juge que « les perquisitions ayant pour objet de découvrir la source d'information des journalistes, même si elles restent sans résultat, constituent un acte encore plus grave qu'une sommation de divulguer l'identité de la source ».

Mais ce projet de loi est également en retrait par rapport au droit européen. La législation française est insuffisamment protectrice du secret des sources, au regard de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, et de l'interprétation, assez extensive, qu'en a faite la Cour de Strasbourg.

Dans l'arrêt Goodwin c Royaume Uni de mars 1996, cette dernière se prononce pour la première fois sur la protection des sources d'information des journalistes, qu'elle intègre dans le champ de l'article 10 de la convention. L'arrêt dit « Roemen et Schtmit c Luxembourg » de février 2003 établit que la protection du secret des sources des journalistes constitue « l'une des pierres angulaires de la liberté de la presse », elle-même fondement indispensable de toute société démocratique.

Dans l'arrêt « Ernst et autres c Belgique », que j'ai déjà cité, la Cour met en cause le principe même des perquisitions en estimant que le gouvernement belge « ne démontre pas qu'en l'absence de perquisitions et saisies les autorités n'auraient pas pu rechercher si les requérants étaient impliqués dans ces infractions ». Elle souligne que « même si les motifs évoqués étaient pertinents, ils n'étaient pas suffisants pour justifier des perquisitions et saisies d'une telle envergure ». La Cour ajoute : « Les mesures employées n'étaient pas raisonnablement proportionnées à la poursuite des buts légitimes visés, compte tenu de l'intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. »

Il faut donc relever que l'évolution de la jurisprudence européenne – mais c'est également vrai pour notre jurisprudence nationale – va dans le sens d'une plus grande libéralisation et d'une meilleure protection des sources des journalistes. Or ce mouvement va à l'encontre du chemin qu'emprunte le projet de loi que nous examinons !

Lors de la condamnation de la France dans l'affaire Dupuis, le 7 juin 2007, la Cour invitait ainsi à la « plus grande prudence » concernant l'incrimination de recel de violation du secret de l'instruction. Elle citait l'annexe de la recommandation du Conseil des ministres du Conseil de l'Europe, qui réaffirme le droit du public à recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires et des services de police par l'intermédiaire des médias. Nous avons d'ailleurs déposé un amendement en ce sens, visant à supprimer, pour les journalistes, l'incrimination de recel de violation du secret de l'instruction et autres documents protégés.

Parmi les innombrables problèmes que soulève ce projet de loi, citons le fait qu'il ne précise ni ce qu'est une source ni qui sont les personnes protégées. Il ne dit rien, ni sur les écoutes téléphoniques ou électroniques, ni sur les interceptions de correspondances, notamment informatiques, ni sur le recel de violation de secret, qui constitue pourtant la principale menace pesant aujourd'hui sur la presse.

L'article 1er du projet de loi est une véritable jungle d'exceptions et de concepts creux. Ceux-ci ne feront qu'éreinter une liberté qui ne saurait se renforcer que dans la simplicité. Cet article prétend affirmer le principe du droit des journalistes à protéger leurs sources d'information. En réalité, il introduit subtilement, dès le début du projet de loi, une possibilité, pour les magistrats, d'entendre cette protection dans un sens restrictif, puisqu'elle serait réduite aux « informations d'intérêt général ».

L'article 2 justifie les perquisitions concernant les journalistes, sous couvert de les réglementer à la manière de celles visant les avocats, alors que les journalistes n'ont pas les garanties permises par la présence du bâtonnier.

Indépendamment de chacun des articles du texte, c'est son esprit même qui dérange. La Chancellerie présente un projet de loi dont le principal ressort est de remettre aux magistrats l'appréciation de l'opportunité de protéger, ou non, les sources des journalistes. La majorité se retranche derrière les magistrats pour se prémunir contre la presse ! Dans l'opposition, nous faisons confiance aux juges, mais nous refusons que la confiance que nous leur accordons dissimule une défiance vis-à-vis des journalistes.

Ce projet de loi touche à la loi de 1881, l'une des lois fondatrices de la République, en la vidant de son essence émancipatrice et démocratique. L'article 1er de la loi du 29 juillet 1881 précise : « L'imprimerie et la librairie sont libres. » Pourquoi, dès lors, ne pas affirmer, avec la même simplicité, que le droit au secret des sources est protégé par la loi, tout simplement ?

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme et les recommandations du Conseil des ministres du Conseil de l'Europe sont très claires. Elles considèrent la protection des sources comme un critère déterminant de l'état de démocratisation d'une société, et le droit à la protection des sources comme « la pierre angulaire de la liberté de la presse », fondement « indispensable à toute société démocratique ».

La législation belge, avec la loi du 27 avril 2005, est désormais la plus proche de ce modèle libéral. Cette loi reconnaît le droit à la protection des sources non seulement aux journalistes, mais aussi à leurs collaborateurs et aux directeurs de publication. Elle définit les sources comme étant tout ce qui peut permettre de remonter à l'origine d'une information ; elle refuse la possibilité d'incrimination de journalistes pour recel. Elle limite strictement la possibilité pour un magistrat d'invoquer une exception au grand principe de protection des sources aux seuls cas permettant d'empêcher la commission d'un crime portant atteinte à l'intégrité physique des personnes – exception admise que si, et seulement si, il n'existe aucun autre moyen d'avoir accès à une information. Cette loi belge interdit aussi écoutes téléphoniques et interceptions de correspondances, ainsi que tout autre moyen coercitif pour faire plier un journaliste dans l'exercice de ses fonctions.

Une loi de ce type honore le pays qui l'a adoptée car elle établit une relation de confiance entre la presse et la société, alors que cette dernière est trop souvent obsédée par la peur.

Mais il n'y a rien de tout cela dans le projet de loi français ! On sent, au contraire, dans chacune de ses phrases, combien il a été pensé et écrit pour les exceptions qu'il consacre. Le journaliste n'y est pas considéré comme une sentinelle de la démocratie, mais comme un potentiel suspect, complice de tous les crimes et délits dont il a le seul tort de rendre compte.

En l'état, le projet est non seulement en deçà des exigences du droit européen, mais aussi de celles du droit français en vigueur, qui garantit la protection des sources dans l'article 109 du code de procédure pénale, issu de la loi Vauzelle de 1993. Cette disposition, il faut le préciser, est toujours appliquée dans un sens extensif.

Je le répète : il ne s'agit pas de donner au journaliste un statut d'exception, ni de lui conférer le droit au secret professionnel, comme en Suède, où il est interdit aux journalistes de révéler leurs sources d'information. Nous souhaitons, en effet, que l'exceptio veritatis soit maintenue pour les cas de plaintes en diffamation contre des journalistes, afin de leur permettre de prouver la véracité de leur dire.

Votre projet de loi affirme que l'on pourra déroger au principe de la protection des sources en cas d'« intérêt impérieux » et, en matière pénale, « pour les nécessités particulières des investigations ». Mais l'enjeu est trop important pour laisser place à tant d'imprécisions juridiques et, par conséquent, à l'arbitraire des juridictions, qui ne disposent pas toutes d'une chambre spécialisée dans le droit de la presse.

Depuis quelques années, de nombreuses affaires médiatisées ont mis en lumière les pressions de plus en plus fortes que subissent les journalistes d'investigation. J'en ai déjà donné des exemples. En voici d'autres : des journalistes de France 3 qui avaient récupéré avant les émeutes le film de l'accident de Villiers-le-Bel ont été sommés d'en révéler l'auteur ; dans l'affaire Clearstream, Le Canard enchaîné n'a évité la perquisition que grâce à une collaboratrice qui avait opportunément perdu les clefs des bureaux ; quant à Guillaume Dasquié, que j'ai déjà cité, il a été placé en garde à vue pendant vingt-sept heures, pour recel de violation de secret défense.

En 1957, lors de la discussion législative portant sur le recel de violation de secret de l'instruction, le garde des sceaux avait expressément précisé que, « évidemment », la disposition ne concernait pas les journalistes. Pourtant, en 1998, le journaliste Gilles Millet, spécialiste des affaires corses, a été mis en examen pour ce chef d'accusation, parce qu'il détenait un procès-verbal émanant de l'office central de répression de la grande délinquance financière visant un militant nationaliste corse. Ce fut également le cas, en 2001, pour Jean-Pierre Rey, journaliste de l'agence Gamma dans l'affaire « Amsta Corsica », ainsi que pour des journalistes qui suivaient l'affaire Cofidis.

Tous ces exemples illustrent un conflit récurrent entre deux grands principes, celui du secret des sources et celui du secret de l'instruction. Mais dans l'affaire dite d'Outreau, peut-on regretter que Florence Aubenas ait eu accès aux procès-verbaux d'instruction et ait pu ainsi alerter l'opinion sur le scandale en cours ?

Pour continuer d'évoquer l'actualité récente, faut-il rappeler que les journalistes de France 3 Orléans ont été harcelés pour livrer les rushes de leur reportage sur les faucheurs d'OGM ?

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion